Au début des années 1990, Michael Mann s’attaque à l’adaptation du Dernier des Mohicans, roman fondateur de la nation américaine. Il convie pour l’occasion Daniel Day-Lewis, Madeleine Stowe et de nombreux acteurs amérindiens. Le film, véritable fresque romanesque, marque son époque notamment pas sa bande-son grandiose, qui se hisse instantanément parmi les grands thèmes du cinéma. Mais le résumer à ça serait passer à côté d’un film beaucoup plus surprenant qu’il n’y paraît.
The First, The Last, My Everything
Est-ce parce que je me passais en boucle le 45 tours de Davy Crockett chanté par Karen Cheryl, parce que mon grand-père me vantait les voyages de Jack London, ou parce que dès mon plus jeune âge j’ai été bercé au pays des élans, des bisons, des mustangs où nombreux étaient mes amis, comme les brins d'herbe Yakari ? Est-ce parce que mes fins d’après-midi étaient ponctués sur FR3 par un cavalier qui s’éloignait dans le couchant en entonnant sa complainte de lonesome cowboy ? Ou parce que je voulais m’évader au détour d'un chemin de la cordillères des Andes et voir le soleil souverain guider mes pas au cœur du pays Inca vers la richesse et la gloire des Mystérieuses Cités d’Or ? Toujours est-il qu’en dépit de certaines prédispositions, à l’aube de mes 11 ans j’ai été marqué au fer rouge par un nouveau monde aux espaces infinis où se mêlaient passions effrénées et guerres destructrices. La grande histoire au cœur de l’intime. Je n’avais pas encore croisé la route d’aucun barbare hyperboréen ni celle d’un magicien grisonnant en goguette sur les Terres dites du Milieu. Ni celles de Personne. Pour moi, l’aventure rimait plus alors avec les films de capes et d’épées, au son du fleuret d’un Capitan, du plumeau des Mousquetaires ou de de la truculence verbeuse du plus célèbre des Cadets de Gascogne.
Au rythme annonciateur d’une peau tendue frappée en rythme, quelques lettres ocres se détachent du fond noir uni. Un titre apparaît : Le Dernier des Mohicans. Les instruments en sourdine font naître une tension pressante. Une urgence louvoyante qui ne demande qu’à s’imposer. Puis une ouverture. Une respiration. J’avais erré dans les abimes et j’inspirais pour la première fois. Sous mes yeux un paysage sauvage. À perte de vue. Une nature tangible, palpable. L’air est chargé d’un voile humide. Une trombe harmonique qui me foudroie tandis que se dévoile le panorama. D’abord le cœur transpercé par la bande son de Trevor Jones et de Randy Edelman. 112 minutes plus tard, je suis pantelant, retourné aussi par la caméra de Michael Mann et le charisme du plus oscarisé des acteurs, Daniel Day-Lewis. Estomaqué. Plus rien ne sera comme avant. J’ai été subjugué par un récit violent et âpre et bercé dans les prémices d’une étrange douceur enivrante et réconfortante. Le temps d’une gigue nocturne à la viole de gambe au coin du feu. Qui aurait cru que dans cette salle obscure je vivrais en si peu de temps autant d’émotions ?
Last Goodbye
Le Dernier des Mohicans dont il est question ici est la neuvième adaptation du roman du même nom écrit par James Fenimore Cooper et paru en 1826. Il est le second volume d’un cycle plus dense composé de cinq livres retraçant la vie de Bas-de-Cuir, aussi connu sous le nom de Longue Carabine, un orphelin anglais recueilli par les Amérindiens et élevé parmi eux. Héros ambigu tiraillé entre deux mondes qui s’opposent et qu’il peine à concilier. Le Dernier des Mohicans fait partie de ces romans d’aventures fondateurs de la nation américaine. Il se veut viscéralement humaniste, criant dans son final l’égalité des sexes, des cultures et des ethnies dans une union idéaliste des peuples et des Nations, mais reste parallèlement bercé d’un réalisme meurtrier. Le témoin autant de la fin d’un monde que du début d’un autre.
Le film en sera une allégorie. Tout comme Martin Scorsese choisira de parler dans The Irishman de la fin des gangsters, des films de gangsters et d’un certain cinéma que lui et ses pairs ont incarné en mêlant fond, propos et forme sur sa pellicule ; Michael Mann signe lui aussi avec Le Dernier des Mohicans la fin d’une certaine école de cinéma. Celle de l’organique, de la fresque. Celle des figurants par centaines et des décors naturels. Danse avec les Loups, sorti lui aussi en 1992, participe à ce chant du cygne, mais cette même année, c’est bien James Cameron qui vient secouer le tout Hollywood avec son Terminator 2 conquérant qui ouvre grand les portes des effets numériques. Un chemin que Spielberg finira de tracer l’année suivante avec Jurassic Park. Et plus rien ne sera désormais pareil.
La Dernière Séance
Le film prend vie sur les bords de l’Hudson en 1757. Français et Anglais se disputent les territoires du Nouveau Monde. C’est la Guerre de la Conquête. Chaque empire a fait des tribus autochtones locales ses alliés. Les intrépides Hurons par exemple roulent pour les Français, tandis que les Britanniques se sont rapprochés des fiers iroquois Mohicans. C’est sur cette toile de fond que viennent se greffer les différents protagonistes. Ceux qui font la grande histoire d’abord, car la situation tourne au début du récit en faveur du camp français représenté par le Marquis de Montcalm, sobrement interprété par le regretté Patrice Chéreau. Les Anglais de leur côté sont pris en étau et le Général Webb peine à organiser la résistance. La situation du Fort William-Henry, farouchement gardé par le Colonel Munro, est au bord de la reddition. La conscription est instaurée et les colons indépendants sont retenus contre leur gré par les autorités, en dépit des rumeurs de saccages de leurs propriétés. Dans ce contexte houleux, et non informées de la situation, les deux filles du Colonel Munro, Cora et Alice décident de traverser le pays pour retrouver leur père sous la garde du Major Heyward.
Dans une scène d’intro menée tambour battant, on découvre trois silhouettes prises dans une partie de chasse. À des kilomètres de toutes ces considérations politiques, les coureurs dévalent les forêts de la Province de New-York à vive allure. On distingue deux Amérindiens et un Européen. Né Nathanaël mais rebaptisé Oeil-de-Faucon par son père Mohican, Daniel Day-Lewis campe un Bas-de-Cuir fier et espiègle dont le cabotinage irrévérencieux vis-à-vis de l’autorité auto-proclamée n’est pas sans rappeler les postures moqueuses et la défiance de John McClane. Héros romantique et brut, l’acteur s’implique corps et âme, allant jusqu’à se perdre plusieurs semaines en forêt pour apprendre à manier les armes en ne mangeant que ce qu’il chasse pour mieux entrer dans le rôle. À ses côtés, son père adoptif Chingachgook (magnifique Russell Means, représentant et grand défenseur de la cause Lakota) et Uncas (joué avec retenue par Eric Schweig), son frère de cœur. Le trio incarne cet esprit de liberté et de sagesse, fuyant sans cesse la guerre et ce genre de conflit absurde et vénal, mais toujours rattrapé par le destin.
Les derniers s’ront les premiers
Nathanaël, Chingachgook et Uncas volent à la rescousse de Cora et d’Alice tandis que leur escorte est mise en difficulté par la trahison de leur guide, un chef Huron qui se faisait passer pour un Mohawk, l’abominable et terrifiant Huron Magua incarné sans concession par Wes Studi. C’est le grand méchant du film. S’ensuit une fuite en avant tragique qui alterne les accélérations et les instants contemplatifs où l’on comprend peu à peu les errances et questionnements de Nathanaël, sans cesse déchiré entre ses deux cultures. Celle qui l’a vu grandir et celle dont il vient et qu’il comprend mal. Les deux jeunes femmes et leur garde du corps sont complètement perdus dans cet univers sauvage, et la rencontre entre les deux mondes peine à s’harmoniser.
Mais c’était sans compter sur l’ouverture d’esprit de Cora, campée par une Madeleine Stowe toute en rébellion contenue et le désir de lien que cherche éperdument notre héros. Une union des modes de vie et de pensée qui explose en une aventure romanesque folle qui ne se stabilise qu’à la jonction de ce qu’ils représentent tous deux. D’aventures en aventures, le groupe nouvellement formé enchaîne courses-poursuites et échappées à travers chutes d’eau et forêts, à pied ou en canoë, pour s’achever dans une apothéose sanglante et sublime sur les chemins escarpés des falaises vertigineuses de ce pays sauvage.
Un indien dans l’habile
Mais moi, du haut de ma dizaine d’années à peine dépassée, je passe sans surprise à côté de certains thèmes. Je suis à l’époque assez imperméable aux notions d'impérialisme des Anglais ou en capacité de comprendre correctement les conséquences du colonialisme. Abordés pourtant nettement et à charge, ces enjeux sont pourtant la toile de fond qui donne sa hauteur de discours, en creux, au récit. Car dans mon esprit en construction, il y a surtout des gentils, des méchants, des personnages secondaires aussitôt oubliés, et des héros. Et enivré par cette musique inspirée de la Folia qui s'ancre en moi, je m’accroche aux aventures collées sur la pellicule pour ce qu’elles sont aussi, des moments visuellement forts rehaussés par des compositions graphiques qui se gravent directement dans ma mémoire. Un direct rétine-cerveau qui participe au développement de mon imaginaire, déjà enclin aux histoires fantastiques et exotiques.
Cette course effrénée au couchant où une poignée de compagnons désespérés tentent de faire passer un des leurs portant un message pour appeler des renforts au travers des lignes ennemies. Une séquence où les coureurs filent aussi vite qu’ils le peuvent tandis que du haut du fort, leurs pairs les couvrent pour leur permettre de se sauver, ciblant les ombres mortelles qui surgissent entre les arbres. Baser sa vie sur la confiance portée à ses proches.
Cette scène aussi où Nathanaël, Cora et le groupe qui les accompagne rejoignent enfin les réfugiés assiégés dans le Fort William-Henry, ou quand l’objectif est atteint, mais que la finalité n’est pas celle espérée. Cette envie de vivre à la veille de la bataille. Des scènes nocturnes uniquement éclairées par les feux de camp, et cette tension sous-jacente qui électrise les corps et les consciences.
La scène de la cascade, où savoir perdre une bataille pour gagner la guerre est la seule issue possible. Le réalisme cru des situations désespérées. Les guet-apens et les batailles sauvages et totales où la caméra se perd dans la cohue, noyée sous d’innombrables figurants qui s’étripent joyeusement…
La dernière séquence
J’aurais pu en garder encore beaucoup, chacune servant le récit ou construisant ses personnages. Mais à la fin, il y a surtout cette fuite en avant qui clôt le film et referme tous les arcs scénaristiques entremêlés. Les destins croisés de deux histoires d’amour impossibles, le happy end et le doux-amer, intimement liées. Les paysages grandioses, la musique omniprésente. La rencontre de toutes les rancœurs et de tous les espoirs. Chacun son combat. Celui de Magua, ivre de vengeance. Celui d’Uncas, passionné et terrible. Celui d’Alice, la jeune sœur de Cora (une toute jeune Jodhi May, presque 30 ans avant d’incarner la grand-mère de Ciri dans le Witcher de Netflix), naïf et total. Ou celui de Chingachgook, triste et résigné, lui le dernier des Mohicans. Étrangement, Nathanaël et Cora sont en retrait dans la séquence clé de voûte de fin, leur histoire personnelle étant résolue. Ils passent au second plan pour mieux transcender les destins de leurs proches dans un final épique, très différent de celui du livre mais qui emporte le spectateur dans une accélération sans concession.
J’aime cette scène malgré des chorégraphies de combat qui brillent par leur absence et un certain minimalisme de forme. Une série de cartes postales qui s’enchaînent dans des décors somptueux ; des illustrations à côté du texte. Mais ces stop & go marqués par des ralentis s’accordent parfaitement avec les vrombissements des basses du thème, et résonnent avec la gravité du moment. Ces instants tant décrits et choquants, quand tout ne se résume plus qu’à un battement de cœur. C’est sur cette partition que je reste à l’unisson. Car à la fin, et à l’image de ces visages qui regardent l’horizon de loin en loin sur le couchant, il ne reste que les regrets, et le souvenir.