Quelle est la dernière fois où vous avez eu peur d'un film ? Attention, je ne parle pas de cette peur instantanée, qui surgit dans le cadre tel un vulgaire chat balancé par un accessoiriste pour vous faire vous trémousser de surprise dans votre fauteuil, et qui repart aussi soudainement qu'elle est arrivée. Je parle de cette peur rampante, malsaine et désagréable, qui vous hante pendant la scène au point de vous paralyser et surtout vous accompagne jusqu'à chez vous, vous suit en pensée dans chacune des pièces, blottie dans un coin dans la pénombre, son regard perçant fixé droit sur vous, qui ne vous quitte jamais.
Tout le monde, ou du moins tous ceux qui aiment se livrer au petit jeu du fais-moi peur, ont leur Némésis, une anecdote plus ou moins ridicule liée à un visionnage traumatisant, un souvenir bien ancré dont la seule évocation suffit à faire hérisser les poils sur nos bras tremblants. Pour certains, c'est L'Exorciste, vu souvent bien trop jeune, et ses irruptions de l'horreur dans le quotidien, dans le cadre pourtant tranquille d'une famille bien sous tous rapports. Pour d'autres, c'est The Ring (l'original ou le remake US), et sa prise de possession d'un objet familier et a priori inoffensif. Chez votre serviteur, c'est un mélange entre les yeux rouges à la fenêtre de la maison du diable d'Amityville et les cris de bébés accompagné du plan final du Projet Blair Witch, le tout enveloppé dans les bras monstrueux de la dernière scène de [REC].
La mort en direct
Pourtant, et malgré les quelques exemples cités ci-dessus, au tournant des années 2000, l'horreur, ou plutôt l'épouvante, disparaît. Assassiné par deux décennies de suites indigentes produites à la chaîne pour une bouchée de pain, le genre du slasher, brièvement ressuscité en 1996 avec Scream, s'éteint peu à peu.
Destination Finale, succès surprise de 2000, donne le ton : place au gore fun, aux litres d'hémoglobine et aux morts en série toutes plus farfelues les unes que les autres. On reste devant l'écran avant tout pour savoir quelle nouvelle réaction en chaîne sordide ont bien pu inventer les scénaristes pour tuer le prochain personnage. Ironie du sort, c'est par un crash d'avion que démarre la série, un peu plus d'un an avant le 11 septembre, traumatisme à échelle mondiale fondateur de ce que seront ensuite les années 2000, diffusé sur toutes les télévisions de la planète comme un film d'horreur tourné en direct sous nos yeux.
Sang pour sang
Détour Mortel, Hostel, ou encore Martyrs et À l'intérieur en France : nombreux sont les films à s'engouffrer dans la plaie béante et purulente, entre deux remakes de classiques – du bon (La Colline à des Yeux) au raté (Massacre à la Tronçonneuse) – et trois versions US de pépites japonaises (le déjà cité The Ring, The Grudge, Dark Water…). Et puis, en 2004, déboule comme un tricycle dans un jeu de quilles le Saw de James Wan, thriller horrifique inventif qui marque en même temps le retour du film à twist. Un véritable tournant dans l'histoire moderne du film d'horreur, moins pour lui-même – malgré ses nombreuses qualités – que pour sa montagne de suites annuelles, balancées en pilote automatique jusqu'au Saw 3D de 2010.
La formule est bien connue et n'évolue presque pas d'un iota au long des six films suivants : des victimes sont prises au piège d'un jeu tordu et potentiellement mortel et doivent chercher à en réchapper par tous les moyens possibles, même et de préférence les pires. Entre ici le torture porn, ce sous-genre désespéré, sale et sadique très post 9/11, où la souffrance et le dégoût sont au cœur de l'expérience cinématographique. Il culminera en 2009 avec l'abject Human Centipede, dont les suites ne connaîtront heureusement qu'un engouement mesuré. La peur, vous l'avez compris, est elle bien loin, remisée dans un placard sombre et malodorant… dont elle s'apprête pourtant à resurgir.
Pas très normales activités
Car cette année 2009 marque aussi la sortie d'un nouveau mastodonte du genre, Paranormal Activity. Dix après Blair Witch et vingt mois après Cloverfield, qui a marqué le retour en force du found footage – autre sous-genre bien particulier déjà évoqué avec le cas Chronicle – cette toute petite production au budget microscopique de 15 000 $ cartonne dans le monde entier, rapportant plus de 193 millions de dollars. Avec son histoire de maison hantée et de possession vue et revue des centaines de fois, portée par un duo de personnages insupportables, le film ne casse pourtant pas trois pattes à un canard édenté mais constitue visiblement le retour aux sources de l'horreur que le public attendait.
Un tremblement de terre dans l'industrie qui constitue le premier succès d'un homme, Jason Blum, et de sa société de production qui s'apprête à marcher sur les années 2000, Blumhouse. Les coudées franches et le porte-monnaie rempli à ras-bord, Blum enchaîne ensuite les triomphes commerciaux. Tout en transformant Paranormal Activity en franchise et véritable machine à fabriquer les billets verts, le studio passe à la vitesse supérieure et signe, entre autres, les sagas Insidious et American Nightmare, mais aussi les deux derniers Jordan Peele, Get Out et Us.
Petits budgets, énormes recettes : tout va bien dans le meilleur des mondes. Blum réussit même entre temps le double exploit de redorer en quelques années les blasons de M. Night Shyamalan et Spike Lee, avec respectivement The Visit (2015) et BlacKkKlansman (2018), tout en s'offrant une véritable légitimité artistique avec des projets comme Whiplash, premier film du tout jeune et alors inconnu Damien Chazelle. C'est dire à quel point l'ami Jason semble marcher sur l'eau.
Walk the New Line
Mais revenons à nos moutons tueurs. Sentant le vent tourner et avec lui les dollars lui échapper, New Line Cinema, historique boîte de prod' derrière Les Griffes de la Nuit et la série des Critters, cherche à remettre un pied dans l'horreur, moins de dix ans après l'immense succès de la trilogie du Seigneur des Anneaux et avant celle potentiellement tout aussi lucrative du Hobbit. Destination Finale en perte de vitesse, New Line lorgne logiquement du côté de chez Blum, leur pique Patrick Wilson, tête d'affiche des deux premiers Insidious, et surtout James Wan, réalisateur de ces derniers, pour le lancement d'une toute nouvelle saga. Reprenant une autre tare du cinéma des années 2010, la compagnie ressort du tiroir l'histoire vraie d'Ed et Lorraine Warren, chasseurs de fantômes dans les années 70 – 80 et impliqués dans plusieurs affaires paranormales. Conjuring est né.
Véritable pot-pourri de tout ce qu'a fait le cinéma d'horreur depuis quarante ans, Les Dossiers Warren comme il est sous-titré en français, convoque en même temps une histoire de maison hantée, de diable et de fantômes et de possession d'humains et d'objets, pour un résultat… surprenamment bon. Avec une menace qui peut frapper n'importe où, n'importe quand et peut se matérialiser sous plusieurs formes, la tension monte vite et redescend peu voire pas, jusqu'au climax final, à vous faire laisser des traces de griffes dans l’accoudoir. Réalisateur de talent et surtout respectueux du genre, James Wan n'abuse pas du jump scare et parsème son film de belles trouvailles de mise en scène. Critiques et spectateurs saluent le travail final : l'histoire est en marche.
Warrens abêtis
Avec les Warrens, New Line n'a pas simplement trouvé une façon de se replacer dans le horror-game, mais carrément la poule aux œufs d'or. Car chez eux, dans une pièce de leur cave, Ed et Lorraine ont soigneusement rangé une joyeuse tripotée d'objets liés aux affaires qu'ils ont eu à régler. Vous voyez venir le filon ? Les producteurs aussi, soyez-en sûrs. Et même plutôt deux fois qu'une. Annabelle et ses deux suites, La Nonne, La Malédiction de la Dame Blanche : depuis 2013, pas une année ne s'écoule sans que ne soit enrichi le Conjuring Cinematic Universe.
Problème, sans Wan, les différentes productions du studio peinent à se hisser à la cheville de leur géniteur et l'on se retrouve devant la même formule connue répétée ad nauseam : montée de la tension, surprise, matérialisée le plus souvent sous la forme d'un jump scare bien putassier, cancer de l'épouvante actuelle et relâchement, du moins jusqu'à la prochaine boucle. N'est pas Sam Raimi qui veut.
On s'ennuie ferme devant ces sursauteurs en série et on peste face aux comportement incohérents de personnages à peine écrits, d'autant plus, comme le faisait remarquer le Fossoyeur de Films, quand leurs actes stupides servent uniquement à amener une scène de "peur" qui n'aurait jamais dû exister. Autant de cases que coche sans mal le petit dernier, Annabelle – La Maison du Mal, se voulant un maxi best-of de ses prédécesseurs pour n'offrir au final qu'une bouillie indigeste et sans goût. Attendue, formatée, rationalisée, la peur disparaît de nouveau progressivement des écrans, et ce ne sont pas Simetierre, Brightburn ou le récent remake de Child's Play, pour ne citer que des films sortis en 2019, qui vont lui redonner ses lettres de noblesse.
Ça me chatouille
C'est donc dans ce contexte troublé pour l'horreur que débarque Ça : Chapitre 2, suite d'un premier épisode sorti deux ans auparavant qui avait réussi à répondre aux nombreuses attentes placées en lui. Au-delà du livre du Stephen King dont il est l'adaptation, Ça devait surtout passer après le téléfilm en deux parties "Il" est revenu, diffusé en France sur M6 en 1993 et qui avait transformé toute une génération en coulrophobes en puissance. D'ailleurs, si vous en gardez encore un bon souvenir – comprenez traumatisant – épargnez-vous un nouveau visionnage : sans être honteux, il n'en reste pas moins une prod' télé de seconde zone du début des années 90, avec tout ce que cela induit d'effets spéciaux datés, d'acteurs passables et de réalisation mou du genou.
Sans faire véritablement peur, Ça édition 2017 réussissait à être un bon film sur la peur ainsi que sur l'horreur du quotidien, celui d'une bande de gosses attachants aux personnalités bien identifiées. Un an après la saison 1 de Stranger Things, et avec Finn Wolfhard au casting, la machine nostalgique des années 80 continue de tourner à plein régime et on y embarque sans déplaisir. Auteur/réalisateur quatre ans plus tôt du trouble Mamá, drame familial inquiétant et dérangeant souffrant malheureusement d'une fin bancale, Andy Muschietti parvient à sortir quelques images bien troussées et surtout à donner une vraie patte à son film. Malgré quelques pointes d'humour pas toujours bien placées ni dosées, Ça constituait une mise à jour efficace d'une oeuvre culte, à défaut d'être terrifiant. Pas de quoi donc nous préparer au ratage à venir.
Ça me gratouille
N'y allons pas par quatre chemins : Ça : Chapitre 2 est une purge. Une vraie, une belle, une grande. Peut-être même la pire vue cette année sur les écrans par votre serviteur. C'est bien simple : rien ne va, à tel point qu'il est bien difficile de savoir par où commencer. Peut-être par le premier défaut visible du film, connu avant même de mettre un pied au cinéma : sa durée. Deux heures et cinquante minutes. Soit, pour une seule partie, autant que les deux du téléfilm réunies. Vous l'imaginez sans peine, c'est interminable, surtout quand on voit apparaître le schéma narratif à des kilomètres, tout en sachant pertinemment que l'on ne pourra pas y échapper. Un peu comme ce repas de famille longuet, dont les conversations vont immanquablement être interceptées en plein vol par le tonton raciste, pile entre la poire et le fromage.
Se déroulant 27 ans après le premier épisode, ce Chapitre 2 retrouve donc un à un ses sept protagonistes principaux, tous ou presque devenus richissimes pour des raisons obscures et via des trajectoires de vie qui ne seront jamais explicitées. Et quand je dis "un à un", cela veut littéralement dire "un à un". Tous ont droit à leur scène de présentation, via un coup de fil perso de Mike, chaînon essentiel entre eux et la ville maudite de Derry, où ils ont vaincu une première fois le clown démoniaque Pennywise, avant que ce dernier ne fasse donc son grand retour – en démembrant Xavier Dolan au passage, haters gonna love. Sans oublier le méchant humain du film, dont l'utilité au sein de l'intrigue frise le néant intersidéral.
Des scènes qui auront droit à leur pendant de moitié de film, où chaque personnage devenu vieux devra aller chercher au pif un objet oublié de leur enfance, devenu artefact indispensable à leur mission. Sans surprise, qui revient alors à ce moment là ? La fameuse formule magique du metteur en scène sans idée décrite six paragraphes plus haut. Au-delà du lassant, on finit par s'énerver d'être pris à ce point pour des abrutis sans cervelle.
Ça me donne des idées
On aurait presque pu pardonner cette structure prévisible si ce qui nous était servi entre deux tranches de frisson décongelées à la va-vite relevait d'un quelconque intérêt. Sauf que là où la chronique adolescente du premier épisode avait au moins le mérite de nous placer dans un cocon douillet et familier, l'ennui domine ici face à ces personnages tour à tour plats et insupportables, qui répètent les mêmes erreurs, les mêmes comportements idiots, les mêmes vannes lourdingues, mais avec 27 ans de plus. Même James McAvoy, dont on en vient à se demander s'il a un jour été un bon acteur et Jessica Chastain, complètement en sous-régime, n'arrivent pas à relever le niveau.
L'humour d'ailleurs revenons‑y : il est l'une, sinon la plus grosse plaie du film. Comme si, pour empêcher son spectateur d'enchaîner les mini-siestes devant sa croûte, Muschietti n'avait pas pu s'empêcher de placer çà et là quelques bruits de pet bien gras. Les "blagues" de Ça : Chapitre 2 sont autant de ratures et de pâtés au Blanco sur une copie bien trop longue et bourrée de fautes de syntaxe. Pire, elles épousent en grande pompe la Marvel-isation du procédé d'écriture comique dans tout ce qu'elle a de débectable. Pour avoir vu le film dans une salle bien remplie, les rires y étaient bien plus fréquents que n'importe quelle exclamation de peur. Il arrive parfois que l'on rit avec le film, mais bien souvent on rit du film, dont le grotesque prend des proportions démesurées.
Depuis Mamá et son spectre décharné, Muschietti a prouvé qu'il avait une affection toute particulière pour les grandes silhouettes dégingandées. Dans ce film, le problème n'est pas tant dans le design – même si le ridicule n'est jamais bien loin – que dans l'utilisation du bestiaire. Les apparitions des monstres sont absolument hors de propos et rivalisent de gratuité, du bébé-insecte-fortune cookie à l'araignée-tête décapitée. Le pinacle est atteint lors d'une scène de galoche suivie d'un dégueulis de lépreux dont personne ne voulait. Si l'objectif était de rendre brièvement hommage à Sam Raimi, c'est non seulement raté, mais ça n'a rien à faire là.
Ça raccroche
Même dans ses thématiques, Ça : Chapitre 2 se vautre littéralement. La grande leçon de vie attendue sur le droit à l'oubli et la vie après le traumatisme ? Envolée dès les premiers jump scares, les personnages se contenant de s'envoyer au visage des phrases vides de sens qui n'auraient même pas survécu au premier tour de table au rendez-vous des scénaristes du dernier épisode de Vampire Diaries. Le premier épisode parlait de surmonter ses peurs au sein d'un environnement destructeur pour vaincre le déterminisme social. Le second… parle de… surmonter à nouveau ces mêmes peurs parce que… sinon des petits enfants vont mourir ?
Une dernière fois avant de disparaître à nouveau de notre esprit meurtri à jamais, le film se permet une touche finale d'humour involontaire. Alors que le personnage de James McAvoy, devenu auteur de romans à succès, n'a de cesse d'être moqué pour ses fins supposément ratées, Ça : Chapitre 2 nous gratifie d'une ultime partie abominable. Pour une vague et obscure raison, le plan de base qui motive facilement une heure de film était voué à l'échec à cause du trope éculé de la rétention d'information mais ce n'est pas grave : il suffit de se moquer en groupe du méchant clown tueur à base d'insultes de niveau CE2 et le tour est joué. Les harcelés deviennent harceleurs. Leur victoire sur la vie est entérinée. Envoyez le générique.
Au terme de ce grand démontage en règle, si l'on doit replacer Ça : Chapitre 2 dans le contexte horrifique actuel, sa place n'est nulle part ailleurs que dans le fond du panier. Pourtant, il est parfaitement symptomatique de son époque. Celle des bouffonneries lourdingues à rallonge qui, sous couvert d'un faux détachement cool, balancent leur sujet par dessus la jambe dans un grand fracas de mépris mêlé de bêtise. Le film d'une génération perdue, que l'on ne demande qu'à oublier au plus vite. L'horreur, elle, s'en remettra-t-elle ?