On ne va pas transformer la rubrique cinéma du Grand Pop en nécro. Mais après le cinéaste Joel Schumacher, qui n’a jamais eu l’attention qu’il aurait méritée, voilà que nous pleurons Ennio Morricone, l’illustre compositeur des westerns de Sergio Leone, mort le 6 juillet dernier.
Disons-le sans détour : nous sommes en plein milieu des vacances, les pieds dans le sable, et rien de ce que nous pourrons écrire depuis nos bords de mer ne suffira à lui rendre hommage. Voici tout de même trois morceaux choisis parmi ces fameux westerns spaghettis pour saluer l’ampleur de sa créativité.
La musique comme personnage principal : l’Harmonica dans Il était une fois dans l’ouest
Dans Il était une fois dans l’ouest, le héros incarné par Charles Bronson ne porte pas de nom. On l’appelle tout simplement 'L’harmonica'. Il l’a toujours à la bouche et s’annonce par le thème célèbre que lui a composé Ennio Morricone. Au cours du film, on découvre que son personnage veut se venger d’un hors-la-loi qui a massacré sa famille, quand il était petit. Pire : il l’a rendu indirectement responsable de la mort de son grand-frère, juché, la corde autour du cou, sur ses épaules de petit garçon. Si l’enfant cédait à la fatigue, son frère était pendu. Pour raffiner le supplice, l’atroce Frank, incarné à contre-emploi par Henry Fonda, a glissé un harmonica entre les dents du petit. Cet harmonica et son thème plaintif font écho à ce traumatisme et à la vengeance qui s’en suit.
Plus rien n’arrêtera l’enfant à l’harmonica, devenu adulte. Frank le sait. Il lance des mercenaires à sa poursuite, en vain. C’est ainsi que commence Il était une fois dans l’ouest, dont l’intégralité du générique d’introduction se déroule sans musique. Ennio Morricone n’est pas en train d’habiller le film d’un fond sonore. Sa musique en est devenue le personnage principal. Après une longue scène d’une dizaine de minutes où trois pistoleros attendent en silence dans une gare qu’un inconnu descende d’un train, la musique entre enfin en scène. Personne sur le quai. Les pistoleros, étrangement réconfortés, s’apprêtent à quitter la gare, quand soudain… les quelques notes d’harmonica se font entendre. L’effroi se lit dans leurs yeux.
Malgré leur surnombre, ils semblent savoir que cet harmonica sonne le glas. Ils ne peuvent rien contre ce héros sans nom ni contre la charge émotionnelle de ces quelques notes, qui sonnent comme le râle d’une agonie. Comme celui qui croise le regard de la Méduse est statufié, celui qui entend les notes de l’Harmonica est condamné. L’échange verbal est de courte durée : "Frank ? – C’est lui qui nous envoie. – Vous m’avez amené un cheval ? – Il va nous en manquer un. – Il y en a plutôt deux de trop." Et les coups de feu partent.
Ce running gag de l’harmonica qui glace le sang des tueurs à gages va croissant et culmine dans le duel de fin. L’Harmonica a enfin retrouvé Frank et va se passer de commentaire. L’instrument joue pour lui. Le son et l’objet vont sceller le destin du héros et de son antagoniste. Et quand, au moment de rendre l’âme, Frank va enfin demander son nom à ce vengeur anonyme, il se contentera de lui rendre son instrument, en le lui fixant entre les dents, en souvenir du bon vieux temps.
La musique comme flashback : la boîte à musique dans Et pour quelques dollars de plus
Le Colonel Douglas Mortimer (Lee Van Cleef) fait équipe avec un chasseur de primes (Clint Eastwood) pour retrouver El Indio (Gian Maria Volontè), l’homme qui a violé et assassiné sa fille. Le jour de la tragédie, le hors-la-loi a pris la fuite en emportant une boîte à musique qui appartenait à la victime, offerte par son père, qui en possède un double. Comme dans Il était une fois dans l’ouest, cet objet et sa musique entêtante renvoient à une tragédie et à un souvenir qui lie le héros et celui dont il cherche à se venger. Mais la mise en scène va plus loin pendant le duel final.
Le Colonel est désarmé face à El Indio qui brandit la boîte à musique, volée le jour du crime. Il lance : "Quand la musique s’arrête, ramasse ton arme. Essaye de me tuer, Colonel. Essaye, un peu." Et la musique commence. Par opposition à l’harmonica d’Il était une fois dans l’ouest, la tension qui va se jouer à travers ces quelques notes prend du relief. D’abord, parce que le son d’une boîte à musique ravive toujours quelque chose d’enfantin et d’innocent. Pour le héros, cette mélodie est celle d’un paradis perdu, d’un amour intact qui le liait à sa fille, et l’homme qui brandit cette musique en face de lui est celui qui a tout souillé.
Ensuite, parce que le propre d’une boîte à musique, c’est de ralentir progressivement sans jamais vraiment annoncer sa dernière note. On est toujours suspendu à l’écoute d’une boîte à musique, même lorsqu’elle n’arbitre pas le duel final d’un western de Sergio Leone. On se demande toujours quelle note sera la dernière. Imaginez que votre vie en dépende.
Mais, coup de théâtre : alors que la mélodie arrive au bout de sa course, ralentissant dangereusement, la voilà qui repart de plus belle. Le chasseur de prime a volé celle du Colonel et surgit en rééquilibrant les chances. Il donne son pistolet au héros et s’assoit entre les deux hommes. Le son du chagrin pour celui qui s’apprêtait à mourir redevient le son de la vengeance et de la haine. Et pour le hors-la-loi arrogant, sûr de sa victoire, c’est le son de la honte, de l’horreur, écho de sa lâcheté et de son vice. Cette musique se moque de lui et le renvoie à sa vie abjecte, qui va bientôt prendre fin. Et c’est à son tour de prier pour que ces petites notes enfantines, dont dépend sa vie, ne s’arrêtent jamais.
Comme dans Il était une fois dans l’ouest, la ligne musicale simple aux notes cristallines va devenir symphonique et s'enrichir d’une guitare, d’une trompette, de chœurs pour souligner la charge dramatique de la scène. Mais toujours pour mieux revenir à la source brute de la mélodie qui va dénouer la situation dans sa nature originale, simple, épurée.
La musique comme transe : "L’extase de l’or" dans Le Bon, la brute et le truand
Si dans ces deux exemples la musique fait partie de la narration du film pour finalement aller au-delà et dépasser ce que les personnages peuvent entendre, essayons l’inverse avec un troisième extrait. Parlons d’une musique qui n’est pas présente dans l’action du film, mais qui finit par retentir plus ou moins physiquement dans les oreilles des personnages.
Le Bon, la brute et le truand sublime le scénario typique d’un western spaghetti : trois mercenaires sont à la recherche d’un trésor caché. Chacun possède des fragments d’informations sur son emplacement. Le premier qui réunira suffisamment de secrets pour le localiser empochera la mise. Ici, le bon (Clint Eastwood) et la brute (Lee Van Cleef) sont à la traîne. C’est le truand (Eli Wallach) qui a une longueur d’avance et trouve le premier le cimetière de Sad Hill où le trésor est enterré, dans la tombe d’Arch Stanton.
Manque de bol : il y a des milliers de tombes dans le cimetière de Sad Hill et Tuco, le truand, va devoir trouver la bonne rapidement s’il ne veut pas se faire rattraper par ses rivaux. Il cherche une aiguille dans une botte de foin. Comment trouver la force, la motivation, l’élan nécessaires pour se lancer en quête de la bonne tombe ? C’est là qu’Ennio Morricone intervient avec son célèbre morceau L’extase de l’or, qui pourrait résumer à lui seul toute la conquête de l’ouest.
La lente progression musicale, qui démarre sobrement avec une boucle de quelques notes et bientôt soulignée par un instrument à vent, solitaire, égaré, comme le héros. Mais cette ligne mélodique est aussitôt reprise par une voix de femme, quasi céleste, qui prend possession du personnage. Cette extase de l’or, c’est celle qui pousse Tuco à courir en spirale, partant du centre du cimetière et rejoignant les allées, à la recherche d’une seule tombe. Sa course prend de la vitesse, le paysage défile de plus en plus rapidement et de nouveaux instruments se joignent à l’harmonie, attisant son exaltation transcendantale. Il ne peut plus s’arrêter.
On ne sait même plus s’il lit vraiment les noms qui sont inscrits sur les tombes. Tout s’emmêle dans un imbroglio d’images floues, de chœurs, de cymbales, de cloches, de cuivres… L’or est là, l’or se rapproche, l’or brûle quelque part, tapi sous la terre.
Et soudain, tout s’arrête avec un gros plan sur la tombe d’Arch Stanton.
Cette extase de l’or musicale, si elle n’existe pas dans l’univers des trois personnages, habite forcément le cœur de Tuco. Il semble l’entendre, et le jeu d’Eli Wallach dans sa course folle, les mains crispées, tendues vers l’avant, souligne encore ce sentiment.
Nous sommes tous attachés d’une façon ou d’une autre à Ennio Morricone. La plupart de ses adorateurs aiment d’ailleurs rappeler que ses plus belles musiques n’ont pas forcément été composées pour des westerns. L’oiseau au plumage de cristal, 1900, Mission, Cinéma Paradiso, Frantic, Les Incorruptibles… Il est presque légitime de se demander s’il n’aurait pas composé la musique de tous les films que nous aimons.
Si Joel Schumacher a su inspirer les rappeurs français avec son Chute Libre, transformé en J’pète les plombs chez Disiz La Peste, le groupe IAM s’est amusé avec l’univers créé par Sergio Leone et Ennio Morricone avec la chanson Sad Hill, composée pour l’album collectif produit par leur DJ, Kheops, en 1997.
De Gorillaz à Primus, toute la musique contemporaine joue régulièrement à faire des clins d’œil à l’atmosphère musicale de ces westerns. Même moi, dans une autre vie, quand je composais des chansons avec mon groupe de rock, je n’ai pas pu m’empêcher d’écrire un morceau 'à la Morricone'. Lorsqu’on repense à cette cérémonie des Oscars de 2016 où le maestro a enfin décroché un trophée pour la musique des Huit Salopards, composée pour un de ses adorateurs, Quentin Tarantino, on se dit que l’histoire est parfois une sacrée tragédienne. Et c’est le baume au cœur, au son de cette extase de l’or, qu’on dit adieu au vieux Ennio, avec la gratitude émerveillée des cinéphiles heureux.