Le 22 juin, jour de la réouverture des salles de cinéma en France, le réalisateur new-yorkais Joel Schumacher est mort. La réaction, chez les cinéphiles, fut à l’unisson : on l’avait un peu oublié, mais on l’aimait bien. Oui, mais pourquoi ? Après tout, il a passé les années 2000 à nous servir des navets et les années 2010 à se tourner les pouces. Et puis, comme la presse l’a souligné, il a tué la franchise Batman, initiée par Tim Burton, en nous servant le ridicule Batman Forever, suivi du scandaleux Batman & Robin. Si on peut passer l’éponge pour le premier, le second reste inexcusable. D’ailleurs, si vous parlez anglais, vous découvrirez dans un épisode du Graham Norton Show que George Clooney est le premier à se moquer des méthodes de Joel Schumacher .
L’histoire d’un cinéaste ordinaire en guerre contre la bienséance
Moi aussi, j’ai personnellement une dent contre lui : en 2010, il a osé s’attaquer à une adaptation cinématographique du best-seller Twelve, de Nick McDonell. Ma mère me l’avait offert quelques années plus tôt pour que je me renseigne sur les écrivains de mon âge, au moment où je m’apprêtais à sortir un livre. Pour faire court : écrit en 2001, avant la chute des tours jumelles, Twelve évoque les inévitables dérives d’une jeunesse dorée.
A l’époque, personne n’avait entendu parler de Mark Zuckerberg… qui sera quelques années plus tard le coloc de Nick McDonell. Quand j’ai su que Joel Schumacher s’emparait de son roman, j’étais aux anges. Quand j’ai vu le résultat, j’étais fou de rage. Un soir, quelques années plus tard, j’ai rencontré Nick McDonell dans un bar. Je lui ai dit que j’étais très admiratif du jeune homme de 17 ans qui avait été capable d’écrire un livre si audacieux et que j’étais révolté de ce que Joel Schumacher en avait fait. Lui aussi, l’était.
Dans sa carrière, sur une vingtaine de longs métrages, on en trouvera difficilement dix qui valent vraiment le coup d’œil. Il y a pourtant une époque, à la charnière des années 1980 et 1990, où Joel Schumacher était un réalisateur qui comptait. Avec des films comme Génération Perdue (1986) et L’expérience interdite (1990), il a su montrer au monde que, lorsque Kiefer Sutherland apparaît à l’écran, on ne le quitte pas des yeux. Ses meilleurs films sont imprégnés d’une énergie rebelle, d’un questionnement de la bienséance, d’une pulsion subversive.
Ado, j’avais dans ma chambre un gigantesque poster de Michael Douglas debout, dressé devant Los Angeles, avec des lunettes carrées, une coupe en brosse, une chemise blanche, une cravate, une mallette à la main et un fusil à pompe dans l’autre. Mais le titre n’était pas celui d’un film d’action. En caractères blancs sur fond rouge, on pouvait lire : "Chute libre", et une accroche : "L’histoire d’un homme ordinaire en guerre contre la société".
Apparemment, Michael Douglas, qui a produit L’expérience interdite, a dit à Joel Schumacher : "Tu sais quoi ? On devrait faire un film bien transgressif, ensemble." Et voilà le travail. Avant d’entrer dans les détails, je dois vous faire part d’une découverte récente. Je connais ce film par cœur, pourtant, je ne savais pas qu’il avait été dans la sélection officielle de Cannes 1993… en compétition. L’année où Jane Campion a eu la Palme d’or pour La Leçon de piano, ex-æquo avec Kaige Chen pour Adieu ma concubine, l’année où Louis Malle (qui a dû halluciner en découvrant ce film) était président du jury, l’année où Jim Jarmusch remporte la Palme d’or du court métrage avec Coffee and Cigarettes III, Joel Schumacher était en compétition avec Chute libre. Vous me direz, il y avait aussi Abel Ferrara avec Body Snatchers, l'invasion continue. Grosse année pour le cinéma bis.
Loser contre loser
Pourtant, dès son premier plan, Chute libre n’a pas à s’excuser d’exister. La caméra sort de la bouche du personnage principal et entame un long plan séquence. On est dans une voiture, on sort par la fenêtre. Un embouteillage colossal se dévoile sur une voie rapide de Los Angeles. Rien ne bouge et il fait chaud. La caméra se trimbale : un enfant qui observe le héros depuis la lunette arrière, une dame qui retouche son rouge à lèvre dans un rétroviseur, un bus scolaire avec de la marmaille survitaminée qui chahute, un drapeau américain un peu trop grand collé sur le flanc du bus, un type qui parle trop fort au téléphone en se curant le nez et on revient sur notre héros qui s’écrase une mouche dans le cou… L’expérience oppressante du quotidien. Et, en un plan, sans musique, on vous a aussi fait défiler tout le générique du début. Fort, non ?
A partir de là, le gars sort de sa voiture, la laisse sur la voie rapide, et décide de rentrer chez lui à pied. Sur son trajet, nous allons découvrir qu’il a perdu sa femme, sa gosse et son job, et qu’il n’en a plus rien à foutre. Il va même commander un petit déjeuner dans un fast-food, qui va lui être refusé parce qu’il est arrivé quelques minutes trop tard. Il va aussi rencontrer les membres d’un gang qui vont le menacer avec un couteau parce qu’il a traversé leur territoire… Ça vous rappelle quelque chose ? Vous avez saisi ?
J’pète les plombs de Disiz la Peste, chanson de rap français incontournable des années 1990 dont le clip a offert à Cécile de France un de ses premiers rôles, est une adaptation musicale de Chute libre ! C’est d’ailleurs un des rares cas de figure que je connaisse d’une œuvre cinématographique transposée en chanson. On pourrait plaider que David Bowie a fait un travail similaire sur 2001 : l’odyssée de l’espace avec Space Oddity, mais ce n’est pas exactement la même chose… je m’égare.
Un des aspects les plus remarquables de Chute libre est sa construction narrative. Il y a d’abord une progression de notre héros sans nom qui suit exactement la trajectoire d’un jeu vidéo comme GTA, mais quatre ans avant que le premier GTA voit le jour. Sur son parcours, il va rencontrer des obstacles de plus en plus dangereux et les surmonter en gagnant à chaque fois une arme plus lourde que la précédente, qui l’aidera au cours de la scène suivante. Ensuite, il y a une convergence avec un autre héros, un alter-ego, un miroir parfait de son image, interprété par Robert Duvall. L’un est chômeur, l’autre est flic à quelques heures de sa retraite. L’un a perdu sa fille au sens figuré, l’autre a perdu sa fille au sens propre. L’un est un boulet pour sa femme, l’autre a sa femme pour boulet. Les deux sont des pauvres types profondément ordinaires, un peu beaufs sur les bords, un peu ordinairement racistes, un peu lâches, un peu braves.
Pourtant, ce jour-là, le destin va les réunir puisque l’un va déranger l’ordre établi et que l’autre doit faire régner l’ordre. Enfin, cerise sur le gâteau : notre héros qui pète les plombs va traverser toutes les situations qui rendent fous les gens sans histoire. Un épicier qui vend un soda trop cher, un gang de rue qui l’agresse, un vendeur d’armes raciste et homophobe, un mendiant trop insistant, un chantier sans but pour justifier un budget… Une panoplie de problèmes aussi réels et irritants que toxiques et confus, qui évoquent fortement ce qui ces derniers temps fit défiler en jaune une certaine population française.
Pourtant le héros, bien que lancé dans une vengeance destructrice contre une société qui l’oppresse, reste du bon côté de la barrière pendant une bonne moitié du film. Mais un cas discutable de légitime défense va subrepticement le faire passer de l’autre côté de la frontière morale. Il troquera son habit de travail pour un habit de guerrier et partira au combat se perdre dans une spirale désespérée. C’est dans cette deuxième partie de métrage que j’ai choisi une scène qui synthétise toute la complexité de la mise en scène et l’ambiguïté de Chute libre.
Des trous, des balles et des trous de balle
Le personnage campé par Michael Douglas a traversé tout Los Angeles et passe par les quartiers riches de la ville. Il touche à son but et a décidé de couper à travers un terrain de golf, malgré les panneaux interdisant l’entrée. Il est vêtu d’une combinaison militaire et vient de tuer un homme. Comme il le dit lui-même, il a "passé le point de non-retour". Pourtant, il entre sur ce terrain de golf sans intention hostile, simplement pour prendre un raccourci. Les problèmes le trouvent quand même lorsqu’il croise la route de deux riches golfeurs qui n’ont pas l’intention de laisser n’importe qui interrompre leur partie.
C’est le renversement des rapports de force qu’il faut observer dans cette séquence. La scène commence avec deux hommes plutôt âgés, mais conquérants. Deux vrais colons qui ont maîtrisé les éléments et qui, seuls dans ce paradis sur terre, frappent des balles de golf au loin. Ils ont toute la panoplie des nouveaux riches triomphants : polo, pull sans manches, casquette vissée sur la tête, cigare au bec… Seniors, certes, mais rois.
Mais dès le troisième plan de la scène, dans le contrechamp, une silhouette sombre se détache au loin, dans cette vallée qu’ils surplombent et qu’ils croyaient maîtrisée. Puisqu’ils ne savent pas d’où vient cette forme, ils supposent d’abord qu’il s’agit d’un agent d’entretien quelconque, un type qui n’est pas de leur milieu, un ressortissant d’une classe sociale qu’ils dominent depuis longtemps. Mais quand la silhouette sombre répond en toute décontraction qu’elle "ne fait que passer", le ton monte. Un des joueurs disjoncte : "Personne ne vous a autorisé à passer, dégagez de mon parcours." L’autre est plus prudent. Il a compris que le gus était peut-être moins commode qu’il n’y paraît.
Pourtant le premier n’en démord pas : "Dégagez de là". La silhouette répond : "C’est ce que je fais !", mais ça ne suffit pas. "Repartez d’où vous venez !". Pendant que ce champ-contrechamp s’éternise, la silhouette grandit, grossit, monte et se rapproche. Le golfeur prudent s’inquiète : "Je n’aime pas trop son look, laisse-le passer…", mais rien à faire. L’autre sort son argument d’oppresseur et vocifère qu’il est riche, qu’il a payé son inscription, que c’est son golf, et que s’il veut jouer là, il n’ira nulle part ailleurs. Et c’est là qu’il déclare symboliquement la guerre au héros.
Prêt à lui envoyer une balle en pleine tronche, le golfeur aigri crie "Fore !"». C’est une expression écossaise utilisée en golf qui signifie qu’on s’apprête à tirer et qu’il ne faut pas se mettre en travers de la trajectoire. Mais on remarque la ressemblance avec l’injonction militaire "Fire !", qui signifie "Feu !" Le coup part, le héros se jette à terre pour éviter la balle perdue… et considère que c’est à son tour de répliquer. Seulement, lui, n’est pas armé de balles blanches, ni même de balles à blanc.
Il sort un fusil à pompe d’un sac qui contient un arsenal, et charge. "D’accord ! Qu’est-ce que cherchez à faire ? Me tuer avec une balle de golf ? Tout ce terrain pour votre petit jeu ne vous suffit pas ? Des enfants devraient jouer ici ! Des familles devraient y pique-niquer ! Il pourrait y avoir un zoo au lieu de ces petites voitures ridicules !" La silhouette si petite, si loin, si dominée il y a encore une minute a vite grimpé. Elle a pris l’ascenseur social par les armes et un coup de feu part dans un caddy de golf qui dévale le green.
Évidemment, le fier golfeur prêt à gifler le monde avec une liasse de billet fait instantanément une crise cardiaque. Il s’effondre et son ami part à la poursuite du caddy fou avant qu’il ne s’embourbe dans la vase, au fond d’une mare, puisque les petites pilules pour le cœur de son grand gaillard de copain sont restées dedans. Grouillant comme un asticot sur la pelouse, le petit vieux en tenue de golf agonise, implorant à l’aide. C’est désormais le héros qui le surplombe, à tel point qu’il n’en voit plus que le visage se découpant dans le ciel. Il n’est pas devenu son maître mais son créateur, auquel il doit rendre des comptes au moment de franchir la porte du paradis.
Et voilà tout ce que Dieu trouve à lui dire, pour conclure son existence : "Ton cœur fonctionne mal ? Qu’est-ce que j’y peux ? Tes pilules ? Où les as-tu mises ? J’imagine que tu es à court de chance : ton caddy va couler. Tu dois être désolé de ne pas m’avoir laissé passer à travers ton terrain de golf. Maintenant, tu vas mourir avec ce petit chapeau ridicule sur la tête. Quel effet ça fait ?" Le châtiment est exemplaire pour celui qui croyait asservir le monde par son écrasante réussite : il meurt en se roulant par terre et en suppliant, aux pieds d’un chômeur qui a tout perdu.
Joel Schumacher : le méchant de l’histoire ?
On ne pouvait pas s’attendre à ce que Joel Schumacher brandisse la plus grande récompense de la planète cinéma, la Palme d’or, face à Jane Campion et à sa Leçon de piano en 1993. Chute Libre est d’autant plus désarmant qu’il partage les mêmes défauts que ses héros : un peu facho, un peu beauf, un peu toxique, un peu bas du front, un peu cliché sur les bords… Le look du personnage principal parle pour lui-même, avec sa coupe carrée, ses lunettes carrées, sa chemise carrée, sa mallette carrée. La vie de ce pauvre homme se résume à une petite case dont il ne faut pas déborder et il ne supporte plus que personne d’autre ne colorie à l’intérieur.
À la fin du film, lorsque Robert Duvall implore Michael Douglas de se rendre "aux gentils policiers", il s'offusque : "C’est moi, le méchant de l’histoire ? Comment c’est arrivé, ça ?" C’est à travers cette réplique que je voudrais rendre hommage à Joel Schumacher. Lui, le méchant de l’histoire ? Non. Il a été pitre, il a été maladroit, il a été grossier, mais il n’a jamais été un mauvais cinéaste. À travers des héros comme celui-ci, mais aussi comme Colin Farrell dans Phone Game, comme Kiefer Sutherland dans L’expérience interdite, où même -– pourquoi pas ? –- comme Batman, Joel Schumacher a toujours braqué sa caméra sur des gens fragiles, en crise existentielle, qui s’effondrent, du haut de leur morale, en chute libre.
2 commentaires
Super article ! Merci beaucoup
Merci à toi pour la lecture et le petit commentaire ! A très bientôt !