Après trois mois de fermeture des salles de cinéma et cinq mois de crise sanitaire, un blockbuster tente enfin sa chance : Tenet, le nouveau long-métrage du réalisateur préféré des geeks (quand ce n’est pas Peter Jackson ou Guillermo del Toro), Christopher Nolan. Avant d’entrer dans le détail, rappelons que les cinémas vivent une crise sans précédent, qu’un grand nombre d’entre eux risquent de fermer leurs portes et que les plateformes de streaming grossissent à vue d’œil. Tenet a pour mission d’inverser la tendance et de sauver le grand écran. Pas de pression.
Christopher Nolan, c’est le réalisateur d’Inception, le film aux cinq millions d’entrées qui a étourdi toute une génération de spectateurs, toujours en train de faire des théories sur sa fameuse toupie finale (tombera-t-elle, tombera-t-elle pas ?) dix ans plus tard. D’ailleurs, pour s’assurer que personne ne l’oublie, Warner Bros. l’a rappelé sur l’affiche de Tenet et a ressorti Inception quelques semaines plus tôt. Encore une fois : pas de pression.
Depuis son tournage, jusqu’à sa promotion, Tenet a pris soin de préserver un épais mystère sur sa nature et son propos. L’heure est enfin venue de lever le voile sur ce film étrange, qui n’a pas le droit d’être autre chose qu’un chef d’œuvre et un carton au box-office. Que les allergiques aux spoilers se détendent : il est impossible d’en gâcher la surprise sans l’avoir vu.
Le palindrome de l’été
Tout au long de sa carrière, Christopher Nolan s’est amusé à distordre le temps, comme Stanley Kubrick distordait l’espace à la fin de 2001. Dans Inception, l’action se situait dans plusieurs temporalités simultanément, au sein d’un rêve, né d’un rêve, né d’un rêve…
Mais plutôt que de se concentrer sur Inception, remontons encore dix ans plus tôt pour trouver le film qui s’apparente le plus à Tenet. En octobre 2000, Nolan révélait Memento, un thriller inversé dont le héros, qui enquête sur le meurtre de sa femme, perd la mémoire plus ou moins tous les quarts d’heure. Le film commençait par la fin et se déroulait à l’envers avec une promesse astucieuse : la révélation se situait au début de l’histoire, et non à la fin.
Le premier plan de Memento était une photo prise au polaroïd qui s’effaçait à mesure qu’une main la secouait. La scène se déroulait ensuite en marche arrière, montrant le héros exécutant l’assassin présumé de sa femme. Ou plutôt ne l’exécutant plus. Ou le "désexécutant" ? Ces images étranges de pistolet jeté revenant dans la main de son maître comme par magie, de douille revenant dans le canon de l’arme, de mouvements fantomatiques effaçant leurs actions annonçaient la suite de la carrière du cinéaste, et plus particulièrement Tenet.
Car Tenet est un palindrome. Mais pas uniquement à travers son titre, qui, comme été, gag, kayak ou radar, peut se lire dans les deux sens. Tenet est un film palindrome, dans lequel l’histoire est symétrique, l’espace est symétrique, le temps est symétrique. Le mystère des trous noirs dans l’espace est souvent expliqué au moyen d’une feuille pilée en deux, puis trouée. Lorsqu’on la déplie, deux trous se sont formés, mais il ne s’agit à l’origine que d’un trou. Le même. Toutes les actions des protagonistes de Tenet vont avoir cet effet.
Mais de quoi ça parle ? De pas grand-chose : un espion international est à la poursuite d’une nouvelle arme qui risque de tomber entre de mauvaises mains et de déclencher la troisième guerre mondiale. Mais cette fois, l’arme en question n’est pas nucléaire, elle est temporelle. Il s’agit d’une machine capable d’inverser. Attention : il ne s’agit pas de voyager dans le temps, mais de visiter une temporalité retournée. Si vous avez déjà mal au crâne, vous pouvez arrêter la lecture de l’article ici. Ça n’ira pas en s’arrangeant.
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Les amateurs de paradoxes temporels seront récompensés : Tenet est le film qui joue avec les limites de votre compréhension. Les spectateurs les mieux disposés à se faire des nœuds au cerveau seront servis, les autres décrocheront au bout de vingt minutes. Mais, comme en témoigne le synopsis, Tenet n’est pas vraiment un film qui repose sur son intrigue. Il faut apprendre à lâcher prise et se laisser voyager dans cet univers inattendu, où l’on fait tout deux fois, mais pas dans le même sens.
Le mot Tenet, traduit par "précepte" dans les sous-titres, désigne un principe de vie, une règle à laquelle on se tient. C’est dans cet esprit que Christopher Nolan déploie son film. Il a un principe : écrire au palindrome, et il s’y tient. Le film trouve son axe de symétrie dans une scène centrale qui permettrait de le plier en deux. Mais pas seulement. Les scènes aussi sont symétriques, tout comme le sort de ses protagonistes.
Est-ce que ça marche ? Sûrement. Mais comment le savoir du premier coup ? Il faudrait pouvoir revoir le film avec cette astuce en tête pour le vérifier. La découverte de Tenet laisse inévitablement le sentiment de s’être arrêté à mi-parcours. C’est alors que la comparaison avec Inception retrouve sa pertinence : il faut voir, revoir et re-revoir Tenet pour en comprendre les méandres. Les théories des fans iront sûrement bon train pendant la décennie à venir.
Les fans de Christopher Nolan – et ils sont nombreux – sont déjà convaincus. Mais le reste du monde existe encore et aura plus de mal à se laisser séduire par ce James Bond qui se rembobine et se débobine jusqu’à l’épuisement. On peut s’amuser à ne rien comprendre. C’est presque le principe du film d’espionnage. Mais Tenet se radicalise jusqu’à nous laisser perplexes sur la nature de ce qui se déroule sous nos yeux.
Les tours de passe-passe et les coups de théâtre de petit malin se multiplient jusqu’à ce qu’on se désintéresse du sort de ces braves héros, éternellement incertains eux-mêmes de tenir une place centrale dans un récit qu’ils peinent autant que nous à apprivoiser. On ne sait plus qui a rencontré qui, ni comment et pourquoi. Mais qu’on se rassure : on n’a pas l’air beaucoup mieux informé de l’autre côté de l’écran. Et quand l’envie nous vient de jeter l’éponge et de rentrer se coucher de bonne heure, un ultime argument nous maintient tout de même au fond de notre siège.
Le théorème de Nolan
Malgré ses étourdissantes arabesques, le cinéma de Christopher Nolan n’a pas de mépris pour les cerveaux lents. Certes, il faut faire des études scientifiques poussées pour saisir les subtilités de Tenet, qui ne s’abaissera jamais à ralentir la cadence pour ceux qui sont à la traîne. Mais dans un paysage cinématographique peuplé de superhéros, de remakes, de reboots, de suites, d’univers interconnectés, de sagas et de franchises, comment ne pas se laisser séduire par un grand spectacle qui se donne le mal de proposer de l’inédit ?
Certes, John David Washington (fils de Denzel Washington) n’est pas Leonardo DiCaprio. Mais comment faire la fine bouche devant un film d’action où Kenneth Branagh joue le méchant, où le meilleur ami du héros est campé par Robert Pattinson et où l’on croise Michael Caine et Clémence Poésy le temps d’une scène ? L’entreprise a coûté 205 millions de dollars et chaque centime est investi dans le spectacle. Nombreux seront les mauvais coucheurs et le film ne retrouvera probablement pas le succès d’Inception. Mais qui aura l’audace de se sentir volé du prix de son billet ?
Et si l’exercice peut laisser de marbre, il suffit d’imaginer la difficulté d’écrire une histoire en palindromes pour mesurer l’ampleur de la tâche. Une fois l’action située à Laval, le syndrome de la page blanche se fait bientôt sentir. Moi-même, voilà bientôt deux heures que j’essaie de caser dans cet article "Ésope reste ici et se repose".
On peut toujours accepter de n’y rien comprendre pour en prendre plein les mirettes. Mais rien n’excusera une dernière faiblesse, surprenante chez Christopher Nolan : on en sort retourné, la tête à l’envers, mais pas ému. Le cinéaste n’a plus à faire ses preuves quand il s’agit de nous bouleverser en nous guidant à travers ce temps perdu qu’on ne rattrape plus. Le héros de Memento oublie éternellement qu’il se traque lui-même. Les soldats de Dunkerque, vaincus, sont accueillis en héros chez eux. Les illusionnistes du Prestige sacrifient plusieurs fois leur vie pour réussir le plus beau tour de magie. La petite Murphy qui cherche son père dans Interstellar le retrouvera à son chevet, sur son lit de mort, aussi jeune que lorsqu’il a disparu. Mais en alternant les scènes d’action et les logorrhées explicatives, Tenet oublie d’aider le public à verser une larme.
Le dernier long-métrage de Christopher Nolan n’est pas un chef d’œuvre et ne sera probablement pas non plus le carton au box-office qui sauvera les cinémas. Le Messie n’est pas au rendez-vous, mais Tenet est bien là. Si nous le snobons (palindrome !), il ne faudra pas s’étonner que le cinéma ne nous propose rien de nouveau.
4 commentaires
Je sors du cinéma. Concient d'avoir vu, à mes yeux, un chef d'oeuvre.
Comme toute histoire qui parle du temps Tenet à son lot de paradoxe auquel il ne répond pas (ou alors il nous envoie un Patinson avec un bon vieux ta gueule c'est magique). Mais pour moi, avec ma compréhension des science et de la temporalité au cinéma, ce film est un chef d'oeuvres. Mais tu as mis le doigt sur le détail qui tue. La petite larme. La fille qui retrouve son père dans inception, interstellar ou le prestige. Cette fois ci c'est un fils qui retrouve sa mère. Mais un fils dont on a jamais vu la tête. (Serais-ce Pattinson?)
Et la fabrique de tout chef d'oeuvre est l'émotion. C'est la base du cinéma. Et là elle est belle et bien manquante. Bien vu.
Salut, Dimitri ! J'angoisse toujours quand les théories arrivent car, pour moi, elles dépossèdent un artiste de son oeuvre. Si Nolan voulait que la toupie tombe ou ne tombe pas, il n'aurait pas fini Inception de cette façon. Ici, si l'identité du fils était la clef de compréhension de Tenet, j'ose espérer qu'il l'aurait suggéré différemment. Mais ce n'est que mon point du vue. Les théories ont aussi l'avantage de rendre les spectateurs créatifs. Pour ma part, j'ai préféré une des dernières répliques de Pattinson qui dit : "Pour moi, ici s'achève une belle amitié", faisant (forcément) référence à la dernière réplique de Casablanca. Je te laisse la découvrir si tu ne la connais pas encore 😉
Salut Gauthier !
Ma théorie farfelue sur l'identité du fils était une boutade bien évidemment. Après personnellement j'aime beaucoup les théorie de fan à partir du moment où elles restent des theories et que personne ne vient l'imposer comme une vérité. Je pense que le cinéma de Nolan pousse volontairement le spectateur à imaginer des liens et des explications. Le dernier plan d'inception est là pour ça, je ne vois pas ce qu'il raconte sinon. Le montage son en particulier est fait de sorte à créer une attente, une frustration à laquelle il ne répond pas lui-même.
Cher camarade, tu as tout à fait raison de dire que les théories de fans vont de paire avec les films de Christopher Nolan. On y va presque pour ça ! Je dis simplement qu'elles ont vocation à rester en suspens puisque – on peut dire ce qu'on veut – la toupie d'Inception ne tombera pas plus qu'elle ne tombera pas. Certains s'en frottent les mains, d'autres (comme moi) se disent : "alors à quoi bon s'arracher les cheveux ?". Je ne sais plus si je l'ai écrit dans mon article sur Seven, mais un cousin à moi a développé une théorie tellement fumeuse qu'il est désormais certain que c'est Morgan Freeman qui tire les ficelles depuis le début. C'est dire à quel point une théorie peut te faire passer à côté d'un film !