"Tout ce dont les lesbiennes ont besoin, c'est d'un bon coup de bite," annonçait grassement le beauf en se noyant à moitié dans son verre d'alcool fort. Si cette "punchline de con" a souvent été entendue dans les années 90, elle tend à disparaître arrivés comme nous le sommes dans notre monde moderne… pour n'être que dite à demi-mot, ou voilée derrière des expressions plus douces à l'oreille mais pas pour autant moins stupides et blessantes.
Beaucoup reste à faire pour ouvrir les consciences, mais qu'en est-il de ce qui a déjà été fait ? Si ma culture cinématographique ne me permettra pas d'apparaître régulièrement sur la catégorie Cinéma du Grand Pop, il me vient l'envie irrépressible de vous partager un de mes films préférés, réalisé en 1997 mais qui reste particulièrement pertinent aujourd'hui et, accessoirement, une œuvre très personnelle pour moi : Chasing Amy.
Le film le plus personnel de Kevin Smith
Pour en parler, il me faut d'abord revenir sur Kevin Smith, l'un de mes réalisateurs favoris. il s'agit d'un créateur qui a tout simplement tout plaqué dans ses jeunes années, blindé ses cartes de crédit, et créé un film devenu culte pour une certaine frange de la population : Clerks. L'idée derrière celui-ci était moins de créer une œuvre séminale étudiée de tous que de donner une perspective qui manquait jusque-là au cinéma américain : la journée type d'un geek potache de New Jersey passée à travailler dans un bureau de tabac en discutant de Star Wars et de cul, sans véritable filtre et avec humour. Pas de trip à la Madame Bovary pour "décrire l'ennui", mais plutôt une sensibilité pour ce qui fait l'importance d'une vie, si commune soit-elle, et un talent certain pour parler crûment de ce qui nous importe tous : le sexe, les sentiments, et les passions.
De ce film ont découlé en général deux types de spectateurs : ceux aimant Kevin Smith pour les "dick and fart jokes", très bien écrites au demeurant, et ceux qui résonnent avec la sensibilité sous-jacente des personnages. Si je n'ai clairement rien contre le premier point, c'est surtout le second qui m'attire chez Kevin Smith. Et ce point tout particulier se retrouve dans ses dialogues, qui ont toujours été pour moi parmi les meilleurs que le cinéma ait pu offrir, pour tout ce qu'ils disent et ne disent pas, leur rythme et leur naturel. Réussir à passer un état d'esprit particulier au travers d'une discussion complètement banale ou idiote est le véritable talent du réalisateur, et ce qui fait que j'y suis attaché. Ses créations reposent sur ses dialogues, un art compliqué pour un média qui lui se repose sur l'image. Pourtant, leur impact est indissociable du cinéma, puisqu'ils ne fonctionnent que par le naturel des personnages présentés.
Son deuxième long-métrage fut Mallrats (Les Glandeurs en VF). Sorti d'un carton indé avec Clerks, Kevin Smith a eu le tapis rouge déroulé pour lui… et a fait un film intéressant mais qui n'a hélas rencontré de succès qu'une fois passé dans le circuit VHS. Il lui aura fait rencontrer l'actrice Joey Lauren Adams, avec laquelle il a poursuivi une relation romantique pendant le tournage du film.
Les deux se sont séparés. Kevin Smith et Joey Lauren Adams s'épancheront brièvement par la suite sur les raisons de cette séparation, assez simples finalement : Kevin Smith n'était qu'un jeune homme n'ayant vécu que dans son petit microcosme du New Jersey, tandis que Joey avait "parcouru le monde" (de ses propres mots). Le réalisateur s'est vite senti inférieur sentimentalement et sexuellement face à sa partenaire, et l'anxiété née du sentiment d'être inadéquat, insuffisant, inexpérimenté en comparaison, en prime de sa frustration en tant que créateur face au semi-échec de Mallrats, auront créé… Chasing Amy (Méprise Multiple en VF).
Comédie romantique un brin dramatique
Chasing Amy suit l'histoire de Holden McNeil (Ben Affleck), dessinateur rencontrant un succès modeste en compagnie de son ami d'enfance Banky Edwards (Jason Lee). Au détour d'une convention, Holden fait la rencontre d'Alyssa Jones (Joey Lauren Adams), elle aussi auteure de bande dessinée. L'homme ressent immédiatement une connexion forte avec la jeune femme et s'imagine déjà la conquérir avant de découvrir qu'elle est lesbienne.
Pourtant, à force d'un lien ne faisant que se renforcer entre eux au grand dam de Banky qui peine à accepter que le duo de toujours se transforme en trio, Alyssa finira par choisir de vivre une relation romantique avec Holden… au détriment de toute sa vie construite jusque-là. Une vie qui se révélera trop aventureuse pour son nouveau compagnon, dont l'éducation traditionnelle ne l'a pas préparé à ce qu'il allait devoir vivre et accepter.
Attention : ceci est un trailer des années 90. Comprenez : un trailer de merde.
Chasing Amy est perçu comme une comédie (b)romantique, une catégorisation que ne refuse d'ailleurs pas Kevin Smith. Pour autant, son ton et ses rebondissements sont plus proches du drame dans leur structure et leur impact sur les personnages. Le fait est que l'approche du réalisateur, qui reste de tout temps penché sur le cercle affectif proche et nous donne l'impression d'épier des "private jokes" à foison, tend tout de même à rendre cela plus léger qu'il n'y paraît.
Ne vous y trompez pas : ce film a la capacité de vous retourner le cerveau comme le cœur. Ce synopsis ne lui fait pas pour autant justice, puisqu'il ne traduit pas les spécificités de discours qu'il arrive à tenir. Cinématographiquement parlant, il n'est pas des plus remarquables de mon humble point de vue, mais sa justesse sentimentale est toute particulière.
Homosexualité, bisexualité ou hétéro fragile ?
Dans ses grandes lignes, Chasing Amy est un film qui traite aussi bien d'homosexualité que de bisexualité dans l'Amérique des années 90. La relation de Holden et Alyssa sert principalement d'excuse pour aborder des sujets liés aux mœurs, au sexe et à l'amour. Je reprocherai bien à cette relation de ne pas être aussi justifiée qu'elle devrait l'être, mais elle reste assez forte pour soutenir le message du film. Banky est quant à lui "le con" du mélange, qui sert de ressort humoristique tout en permettant de tacler certaines beaufferies communes ; il va d'ailleurs prononcer le fameux "bon coup de bite guérisseur de lesbienne" dès les premières minutes du film, de manière à permettre à l’œuvre de démonter l'argument.
Chaque dialogue est ainsi l'occasion de parler naturellement de pratiques sexuelles (la scène du bar dans les premières minutes est d'ailleurs un hommage à Jaws sous forme de conversation sur les cunnilingus désastreux), d'éducation, et d'opposer une expérience de vie qu'on pourrait qualifier de conservatrice (celle de Holden) contre une plus libertaire et prône à l'expérimentation (celle d'Alyssa). Et ce alors que les deux ont le même but final : trouver l'amour, l'âme sœur, cette personne qui les complète parfaitement.
Tantôt sensible, tantôt cru, Chasing Amy a le don de mettre sur le tapis ces messages sans qu'ils ne paraissent forcés ou même ouvertement politiques. Ils sont simplement humains, nécessaires dans le contexte, et bien écrits. Malgré tout, ce n'est pas un film représentatif de la communauté LGBTQ+ puisqu'il conserve toujours une perspective : celle de Holden. Si l'homosexualité et la bisexualité sont bien des sujets du film, le prisme par lesquels ils passent reste celui d'un homme blanc hétérosexuel.
Encore un blanc qui s'épanche
De là est née une certaine controverse entourant le film. Des critiques que j'ai pu lire ressort avant toute chose le fait que le film joue (malgré lui ou non d'ailleurs) de ce fameux cliché voulant qu'une femme lesbienne est, quelque part, une hétéro non-convertie. Et/ou qu'il ne remplit pas une fonction qu'on aurait aimé lui prêter, à savoir être un film représentatif de la communauté.
Qui après tout a encore besoin de la perspective d'un homme blanc hétérosexuel en ce bas monde ? L'ironie du fait que j'écrive ces lignes ne m'échappe pas bien sûr. Je crois fondamentalement que Chasing Amy appartient à la même philosophie faisant que j'arrive à publier mes articles malgré cette pensée : je n'écris pas parce que j'ai le sentiment de pouvoir apporter quelque chose à la société, mais parce que c'est ma manière de m'exprimer. J'en ai besoin, à titre très personnel.
Chasing Amy est du même acabit de mon point de vue : c'est un film personnel, tiré d'une expérience vécue par son créateur, et c'est ce qui le rend aussi touchant qu'il est. Pour tout ce qu'il peut avoir de représentatif et de conscient, il reste en son cœur une expérience cathartique pour Kevin Smith, dont les sentiments purs transparaissent dans ses dialogues. Joey Lauren Adams a d'ailleurs déclaré que chaque page du script que lui tendait Kevin Smith ressemblait à une lettre d'excuse lui étant adressée, quand le réalisateur a pu enfin mettre un terme à ses regrets une fois le film fini.
Vous le comprenez maintenant, le "point Voici" en introduction n'était pas complètement gratuit : c'est pour moi cette démarche qui transcende l’œuvre pour la faire devenir universelle. Et en tant qu’œuvre universelle, elle livre aussi bien une histoire d'amour complexe et touchante que de nombreux messages forts d'ouverture d'esprit et de solidarité.
Multiples questionnements
Sans rien vous dévoiler de l'intrigue, il est clair après plusieurs visionnages de Chasing Amy que certains rôles s'imposent aux personnages. Si transi d'amour puisse-t-il être, et tout aussi clairement identifié comme héros de l'histoire qu'il soit, Holden est avant tout le personnage ayant constamment… tort. Se démenant pour réussir à faire croître l'amour qu'Alyssa et lui partagent, il n'en fait pas moins constamment les pires choix le poussant à imploser et à accroître la distance entre elle et lui. Le film joue alors à nous faire compatir pour lui tout autant que le mépriser, parfois en même temps.
A contrario, et c'est l'un des points que je trouve les plus réussis, Alyssa est le personnage faisant preuve d'une patience inouïe et d'une grande bonne foi, quand bien même elle est constamment attaquée. Ostracisée par ses amis, sous les assauts répétés de Banky et toujours jugée pour ses actions passées lui ayant valu mauvaise réputation, elle reste fidèle à elle-même et proche de ses principes. Le film joue encore avec cela, présentant Alyssa comme un assaut à la morale avant d'en expliquer en détail le point de vue, sa propre morale donc, qui est bien souvent inattaquable.
Cette dynamique fait tout le sel de Chasing Amy, qui est pour moi l'une des meilleures mises en forme d'un amour adulte au cinéma. Le film tacle les questionnements hétéronormés pour mieux rire de leur stupidité inhérente, part sur l'idée universelle de la recherche de l'âme sœur pour mieux éclater la pudibonderie des mœurs, sait montrer comme un amour si pur soit-il peut devenir toxique malgré lui, les avantages et inconvénients du communautarisme, les crises artistiques, les peurs liées à l'intimité du sexe ou au contraire sa libération, le rapport à soi et à l'autre en couple, et j'en passe.
Une leçon d'ouverture
Je ne saurais pas m'exprimer pour la communauté LGBTQ+ n'en faisant pas partie, et ne déclarerais ainsi pas que Chasing Amy n'est pas problématique comme il est souvent décrit : je n'ai tout simplement pas la perspective me permettant de voir ces potentiels problèmes, et vous invite à me les expliquer en commentaires de cet article.
Je ne peux par contre pas nier à quel point Chasing Amy a eu un impact sur moi. Qu'il s'agisse de mon adolescence, où il aura su me permettre de définir plus clairement mes aspirations romantiques, jusqu'à ces derniers jours où il m'aura fait ouvrir les yeux sur mon comportement face à des contextes romantiques et sexuels qui me sont inconnus et effrayants, le film n'a jamais cessé – et ne cessera probablement jamais – d'être une source d'inspiration pour mon épanouissement personnel. Je ne peux compter les dialogues de ce film qui font mouche sur ma psyché tant ils sont nombreux.
Chasing Amy est pour moi une leçon d'ouverture d'esprit sous forme de drame humain universel qui invite naturellement à la réflexion, puisque le film n'appose jamais de véritable jugement sur ses personnages. De quoi toucher profondément un être humain pour l'inviter à la compassion. Une claque nécessaire.