Ce mercredi 8 mars 2023 ressort chez nous au cinéma dans une version restaurée en 4K The Host, le troisième film de Bong Joon-Ho, initialement sorti en 2006. Une histoire de monstre mutant qui sème la terreur à Séoul et la quête éperdue d'une famille pour retrouver et sauver la petite dernière, enlevée par la bête. Un simple film de genre avec un gros machin visqueux en images de synthèse ? Bien sûr que non, car avec le réalisateur de Parasite, rien n'est jamais simple.
Sauvés par le Bong
Plus besoin de présenter Bong Joon-Ho en 2023. Entre 2019 et 2020, son film Parasite a tout emporté sur son passage. Après avoir reçu la Palme d'Or au festival de Cannes et connu un succès public et critique partout où il est sorti, il est devenu le premier film en langue étrangère à remporter l'Oscar du meilleur film, en plus de trois autres statuettes, et non des moindres : meilleur réalisateur, meilleur scénario original et meilleur film international. Une véritable déflagration dans ce qui était alors le pays de Donald Trump, et une consécration pour le cinéma coréen, en pleine effervescence depuis une vingtaine d'années.
Bong Joon-Ho, Park Chan-Wook, Kim Jee-Woon et Na Hong-Jin : à eux quatre, ils représentent en quelque sorte les cavaliers annonciateurs du soft power coréen – "Hallyu" – que l'on connait aujourd'hui. Tous profondément cinéphiles, ils se posent aussi bien en successeurs spirituels de Kim Ki-Young, metteur en scène décédé en 1998 encore largement méconnu sous nos latitudes, que de réalisateurs classiques européens et américains. Ainsi, avant que la K‑Pop ne traverse les continents, que Squid Game devienne l'une des séries les plus vues au monde, avant d'avoir ne serait-ce que pensé à vous faire un bibimbap, ces quatre génies avaient déjà livré chacun un chef‑d'œuvre. Vous n'avez peut-être pas imprimé tout de suite les noms de leurs réalisateurs, mais si vous avez vu Memories of Murder, Old Boy, J'ai rencontré le Diable ou The Chaser, vous n'avez pas pu les effacer de votre rétine. Sortis en 2010 ou avant, ils offraient à l'époque de l'inédit, déstabilisant le spectateur pour mieux le surprendre.
Car le cinéma coréen est entier. Il est bourré de contradictions et d'oppositions, à l'image de son pays, à la fois territoire doté du meilleur débit internet au monde et voisin de la dictature la plus fermée et opaque de la planète. La société elle-même est profondément divisée entre les ultra-riches des hauteurs de Gangnam et des campagnes isolées, délaissées, où le poids des traditions et des superstitions reste prégnant. Question combat social, on en revient à Parasite, mais aussi à l'excellent Burning de Lee Chang-Dong, ou l'une des baffes les plus récentes en date, The Strangers, de Na Hong-Jin encore lui. À l'image de ce dernier, ce terreau historico-sociétal fait bourgeonner des œuvres qui transcendent les genres, non par volonté ou obligation, mais par essence. Parce qu'il s'agit du seul moyen pour ces cinéastes d'aller au bout de leurs idées. The Host est de ces films-là.
Monstre & Cie.
"Je voulais faire un film de monstre." Tel est le postulat, simpliste, qu'a offert Bong Joon-Ho aux quelque 2 500 personnes réunies le 26 février dernier au Grand Rex pour l'avant-première de la version restaurée en 4K de The Host. La journée avait même été balisée "Bong Joon-Ho Day", avec une masterclass d'une heure dans la foulée, suivie d'une projection de Parasite. "La France est un tel pays de cinéphiles que j'ai l'impression de sortir un nouveau film !" Il faut dire qu'à l'époque, à l'automne 2006 chez nous, non seulement une partie de la salle n'était pas née, mais la majorité des spectateurs restants ne connaissaient pas celui qu'ils sont aujourd'hui en train de célébrer. De fait, en France, à peine plus de 130 000 personnes sont allées voir The Host durant ses deux petites semaines d'exploitation. On est loin des quasi deux millions d'entrées de Parasite. Le film a donc d'abord dû compter sur un bouche-à-oreille discret, avant de gagner en notoriété à mesure que le cinéma coréen enchaînait les succès. Sa ressortie en salles le 8 mars tient donc de l'événement pour tout cinéphile n'ayant pas pu en profiter sur grand écran. Mais revenons-en au début.
"Je voulais faire un film de monstre," a dit Bong Joon-Ho. Au point de le nommer en V.O. Gwoemul, soit littéralement, "monstre". La bête est donc au centre du projet. Un premier problème au sein d'une industrie coréenne peu encline à financer des projets extravagants. Le budget n'est ainsi que de douze millions de dollars. En faisant le tour des studios, Bong Joon-Ho parvient tout de même à s'attacher les services de The Orphanage, entreprise fondée par des anciens d'ILM, comptant alors sur son CV des films tels que Sin City, Hellboy ou Harry Potter et la coupe de feu. Ils auront la lourde tâche d'animer numériquement une maquette grandeur nature réalisée par Weta Workshop, studio néo-zélandais qui vient de s'occuper de la trilogie du Seigneur des Anneaux et de King Kong.
Pas frais mon poisson ?
Le résultat est sensationnel, même plus de seize ans après. Ce monstre est une monstruosité, une erreur de la nature. Dans le film, il est indirectement produit par le rejet dans les canalisations débouchant sur le fleuve Han, de centaines de litres de formol périmé, issus d'une morgue d'une base américaine. Un point de départ à l'intrigue tiré d'un véritable fait divers qui s'était produit à Séoul en 2000. Six années de mutations plus tard, la bestiole est aussi terrifiante que grotesque.
Avec deux pattes d'un côté, une nageoire de l'autre, une longue queue, des yeux boursouflés la rendant à moitié aveugle, elle n'a aucun mal à nager ou à se balancer sous les ponts, mais se montre maladroite sur la terre ferme. Pataude, pas toujours sûre de ses mouvements, elle trébuche et crie de douleur à chaque coup reçu. Sans s'exprimer autrement qu'en capturant ou régurgitant des (restes d')humains, par sa simple démarche, le monstre parvient à transmettre des émotions. À commencer par sa propre souffrance, que l'on ne peut s'empêcher de ressentir. "L'exemple humain que j'avais donné aux maquettistes était Steve Buscemi dans Fargo, lorsqu'il se tient la joue dans la dernière partie du film après s'être fait tirer dessus." Une souffrance qui devient colère, une colère qui devient haine, une haine qui… vous connaissez la suite.
En toute logique, en additionnant ce design ambitieux à un budget limité, on s'attend à voir ce fameux monstre le moins possible. Ou du moins très peu jusqu'au grand final convenu en forme d'ultime confrontation. Bong Joon-Ho ne l'entend pas de cette oreille. Il ne faut attendre qu'une dizaine de minutes, passé l'exposition réglementaire, pour le voir débouler sur les rives du fleuve Han. Lieu prisé des habitants de Séoul, qui viennent s'y détendre pour flâner ou pique-niquer, les berges deviennent en quelques secondes le théâtre d'une scène de chaos, laissant apparaître le monstre en plein jour et à toutes les échelles de plan. "Il devait être présent sur plus d'une centaine de plans, nous avons donc dû ruser," explique Bong Joon-Ho, qui voit ici un nouveau challenge pour expérimenter avec sa mise en scène.
D'emblée, gwoemul nous est présenté sous toutes les coutures. D'abord de face et à hauteur d'homme, pour bien prendre la mesure de sa taille, son poids et sa vitesse ; en contre-plongée pour ajouter encore à la menace et faire de lui le prédateur ; mais aussi en plongée, depuis le métro aérien, pour nous faire ressentir son côté balourd de poisson hors de l'eau (vous l'avez ?). Parfois, Bong Joon-Ho se contente d'un insert sur ses pattes, dépassant de sous un camion. Ailleurs, il zoome sur son œil vitreux. Toujours, on comprend sa dangerosité, avant, finalement, d'être surpris par sa quasi-majesté, au moment de plonger pour regagner les eaux du fleuve. The Host vient à peine de commencer, et déjà Bong Joon-Ho a révolutionné le film de monstre. Pas pour le plaisir de simplement casser les codes. Mais parce qu'il s'agissait pour lui de la meilleure façon de le faire.
Ma famille d'abord
Il n'allait évidemment pas en rester là. Pour se dresser face au monstre et sauver de ses griffes Hyun-Seo, fillette de 13 ans enlevée puis déclarée morte à tort, Bong Jonn-Ho met en face une famille parfaitement inadaptée à la tâche, les Park. Le père Gang-Du est un raté narcoleptique sur les bords, travaillant dans le snack de son père Hie-Bong, qui l'aime malgré tous ses défauts. Le frère Nam-Il est le diplômé de la famille, mais aussi au chômage et à moitié alcoolique. Enfin, la sœur Nam-Joo est une championne de tir à l'arc trop peu sûre d'elle, passée à côté de la médaille d'or pour avoir pris trop de temps à décocher sa flèche. La classe populaire coréenne dans toute sa splendeur. Mais même fauchés, perdus, méprisés et roulés par à peu près tous les autres personnages qu'ils croisent sur leur chemin, ils vont rassembler leur courage pour accomplir ce que personne parmi les autorités compétentes n'a envie de faire.
Car comme dans tout film de monstre, The Host est parcouru de divers médecins, scientifiques, militaires et autres policiers. Mais là où ils incarnent ailleurs des figures d'autorités rassurantes, des sauveurs, quand ils ne sont pas carrément les héros, ceux du film sont à l'inverse menteurs, trompeurs. Que ce soit le gouvernement, l'armée ou leur propre intérêt, ils agissent toujours pour une cause aux motivations floues qui ne cherche qu'à écraser nos protagonistes. Pour eux, il est bien plus important de taire la vérité et de la remplacer par une autre, que de protéger et servir. C'est d'ailleurs évidemment tout sauf un hasard si la naissance du monstre est directement imputée à l'armée américaine, Bong Joon-Ho se servant de sa bête pour critiquer les conséquences néfastes de l'interventionnisme yankee dans le pays. Gwoemul devient alors l'incarnation de cette présence non désirée, repoussé à coups de cocktails molotov, instrument révolutionnaire par excellence.
En complément, Bong Joon-Ho se sert de The Host pour raconter quelque chose de son pays. Ses personnages ne sont ni des héros, ni des anti-héros. Ils ne sont rien d'autres que des gens ordinaires forcés d'agir dans une société qui s'évertue à leur mettre des bâtons dans les roues. Même les éléments semblent contre eux, à l'image de cette pluie diluvienne qui s'abat sur eux durant la majorité du métrage. The Host est un film de laissés-pour-compte. Il montre aussi bien que ceux qui n'ont rien aujourd'hui – ou du moins pas grand-chose – peuvent devenir les sauveurs de demain, mais restent avant tout les principales victimes. Saviez-vous qu'il existe une loi en Corée du Sud empêchant de poursuivre les enfants sans-domicile-fixe attrapés en train de voler de la nourriture dans les champs ou les supermarchés ?
Si c'est Bong comme ça
The Host fait mouche à tous les niveaux. Il n'y a pas que le monstre qui est superbement mis en scène. Bong Joon-Ho se creuse la tête pour mettre en valeur des espaces du quotidien, quand il ne sublime pas des lieux de perdition. On ne se remet toujours pas de ces égoûts transformés en un genre de temple urbain, de la facilité avec laquelle il passe des plans fixes centrés sur ses personnages à un montage frénétique mais toujours contrôlé lors des scènes d'action. L'écriture transpire également l'amour pour cette famille, offrant à chacun son moment de bravoure, jusqu'à un final doux-amer qui boucle la boucle avec tendresse.
The Host est un film de monstre, un thriller urbain, un pamphlet social, un appel à la révolte, une mise en garde écologique visionnaire – le traitement des faux infectés du virus fait froid dans le dos dans notre monde post-pandémie – qui ne perd jamais de vue l'essentiel : l'émotion. Il est le témoin d'un réalisateur en parfaite maîtrise de son sujet et de ses moyens. Sans donner l'impression de forcer, sans chercher à multiplier les effets gratuits ou à en mettre plein la vue. Tout en jonglant avec les genres, il parvient à rester juste, glissant ça et là quelques-unes de ses marottes pour marquer l'ensemble de son empreinte. Difficile de s'imaginer le choc que le film a pu représenter à sa sortie en 2006 pour la poignée de veinards qui ont eu la présence d'esprit de se laisser tenter. À l'époque, ils n'étaient pas nombreux à avoir vu poindre la lumière en provenance du Pays du Matin calme. Aujourd'hui, nous savons et vous savez. Alors ne passez pas à côté.